Lorgues
Camille Duteil
(suite)
Au Vergon, passage du pont de Geydan, Sos, Arrivée en Piémoun (12 et 13 décembre) Aller plus loin paraissait impossible. Après nous être établis dans une auberge, il fut resolu qu'on souperait et qu'on coucherait là. Nous ne connaissions personne au Vergon. Mais un citoyen ayant appris notre arrivée vint nous trouver et, m'appelant par mon nom, demanda à me parler en particulier. - Vous êtes un des rédacteurs du Peuple, me dit-il, je suis un de vos abonnés, vous pouvez avoir confiance en moi. II faut que vous partiez de suite. Un de nos gendarmes vient de monter à cheval pour aller réunir des forces et vous faire couper la retraite au pont de Geydan seul endroit où vous puissiez passer pour entrer en Piémont. Il faut traverser ce pont, cette nuit, avant deux heures. Je vous servirai de guide. Je fus prévenir Amalric qui de son côté s'était procuré un guide pour partir un peu avant le jour. - On soupa à la hâte et la nécessité plus forte que le sommeil et la fatigue nous fit remettre en marche précédés par nos deux guides sans armes qui, pour abréger le chemin, nous conduisirent par des sentiers perdus dans la montagne. Par où avons nous passé ? il me serait bien difficile de le dire. - Notre cheval qui n'en pouvait plus était resté au Vergon, d'ailleurs il n'aurait pas pu nous suivre au milieu des rochers et au bord des précipices dont la vue donnait le vertige et faisait dresser les cheveux sur la tête. - La lune qui éclairait cette nature abrupte de montagnes couvertes ça et là de plaques de neige, occasionnait les phénomènes du mirage ; je voyais des villes, des clochers et des forêts là où il n'y avait que des roches volcaniques et des masses de granit. Nous nous donnions le bras pour nous soutenir les uns les autres. On poussait en avant les plus fatigués. Martel avec les guides était en éclaireur : Amalric et Campdoras aidaient les traînards à rejoindre. - L'instituteur de Brue ne nasillait plus la règle des participes et marchait fraternellement avec le professeur de mathématiques qui aurait bien voulu être encore à Marseille. Après avoir monté et descendu, remonté et descendu encore, traversant quelques villages en silence, nous arrivâmes enfin, à trois heures, dans une sorte de plaine couverte de cailloux qui paraissait fermée de toute part par des rochers perpendiculaires ; - c'était comme un cercle de l'enfer du Dante. - Nous longeames le côté que n'éclarait pas la lune ; le pont de Geydan n'était plus qu'à cent pas devant nous. Là était un poste de la douane qu'on avait peut-être renforcé. On s'arrêta un moment dans une caverne tandis que Martel et les guides furent reconnaître le passage. Je dis de réamorcer les armes, - à un coup de sifflet on s'ébranla en masse pour aller en avant.- Perrez[8], le vieux capitaine de La Garde-Freinet, n'avait qu'un pistolet, je n'avais rien du tout, on nous fit mettre au centre et, l'arme haute, le doigt sur la détente, nous passâmes devant la douane laissant le pont à notre droite et continuant toujours dans l'ombre notre route en longeant les bords rocailleux du Var. Après avoir fait cinq cents pas nos guides nous embrassèrent en nous disant : Vous êtes sauvés ! Ils pleuraient de joie. On choisit parmi nos armes de chasse les plus belles qu'on leur donna comme souvenir. Nous étions bien encore en France, mais nous n'avions plus de gendarmes, ni de troupes, ni de douaniers à craindre, et au point du jour nous arrivions à Sos, dernier village de la frontière. Nous espérions y faire une dernière halte. Nous frappâmes à une auberge, l'hôtellier mit la tête à la fenêtre et la referma aussitôt avec épouvante. - Nous frappâmes encore en lui disant qui nous étions. - Il s'aventura une seconde fois et nous déclara qu'il était malade, - que sa femme était malade, - que sa servante était malade, - que sa maison enfin n'était qu'un hôpital. - Nous fûmes frapper à une autre auberge. A peine l'hôtellier nous eut-il apperçu qu'il se barricada et nous n'eûmes pas même la consolation de parlementer avec lui. Martel ayant apperçu le curé courut le haranguer, lui exposa notre malheureuse position, et, dans les termes les plus pathétiques, implora sa charité chrétienne pour nous faire donner quelques bouteilles de vin, en payant, et allumer un peu de feu pour réchauffer nos membres glacés. - Le curé qui d'abord avait eu peur, voyant qu'il avait affaire à de pauvres fugitifs, engagea le citoyen Martel à prendre patience. - Promenez-vous de long en large, lui dit-il, pendant que je dirai ma sainte Messe et, après, je ferai en sorte de vous faire ouvrir quelque part. Se promener de long en large !... Mieux valait partir, et c'est ce que nous fîmes en maudissant le dernier village français, nous qui n'avions eu qu'à bénir tous ceux où nous nous étions arrêtés jusqu'alors. Après une dernière marche, ou pour mieux dire un suprême effort, nous arrivâmes exténués de faim et de fatigues sur le territoire piémontais et, dans une pauvre ferme où l'on nous acceuillit, nous rompîmes pour la première fois le pain noir de la charité et de l'exil. Comme Dédale qui laissait tomber son ciseau en sculptant la chûte d'Icare, j'ai bien souvent laissé tomber ma plûme en écrivant notre malheureuse campagne ! J'aurais voulu n'avoir pas de reproches amers à adresser à des compagnons d'infortune ; mais j'avais promis de dire toute la vérité et je l'ai dite. - Ami du peuple je ne fus jamais son flatteur. Je ne reverrai plus la France ! Lorsqu'elle sera libre et glorieuse comme je l'ai rêvée, la terre de l'exil recouvrira mes os !... Dieu m'est témoin que j'aurai donné mille fois ma vie pour la sauver d'une grande honte : il sait aussi qu'aucun sentiment de vanité ou d'intérêt personnel n'a été le mobile de mes actions soit comme écrivain politique, soit comme chef des insurgés du Var. Sans orgueil, mais sans crainte, je peux attendre le jugement de l'histoire, si l'histoire a le temps de s'occuper de moi.
Savone 12 avril 1852. |
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