Lorgues

Camille Duteil
(suite)

 Départ de Mezel, Barême, Mouriez, Anglès (11 et 12 décembre)

Notre guide nous fit prendre la traverse, gravir une petite montagne et nous nous trouvâmes sur le grand chemin. - Un cri de montagnard se fit entendre, notre guide y répondit par un coup de sifflet. Ce cri nous signalait l'arrivée d'un ami. Le guide nous fit arrêter et celui qui nous appelait nous eut bientôt rejoint en courant.

- Prenez bien garde, dit-il, les estafettes se succèdent, il en est un qui doit être parti en avant sur le chemin que vous allez suivre. Il faut marcher avec précaution. Je vais aller avec vous, maintenant ne parlons plus.

Nous poursuivîmes notre route, Coulomb et moi marchant à l'ombre et nos deux guides au clair de la lune. Ils se baissaient de temps en temps pour voir s'ils n'appercevaient pas les traces d'un cheval au galop. Après avoir fait ainsi une lieue, notre premier guide nous recommanda au second et retourna à Mezel pour conduire le jeune Coulomb par des chemins détournés sur la route de La Garde-Freinet.

Le temps était froid, la campagne couverte de neige ; bientôt le chemin serpenta entre deux montagnes d'apic. Le vent qui s'engouffrait dans cette gorge nous faisait claquer les dents : nos moustaches étaient hérissées de glaçons. Enfin nous sortîmes de cette route sépulcrale où le cri du grand duc perché sur les roches saluait seul notre passage et nous arrivâmes à un hameau sur le bord du chemin au pied de la montagne. - Je ne pouvais pas aller plus loin. Notre guide nous conduisit dans une chaumière. L'on s'empressa de jetter des manteaux de berger devant le foyer où je me couchai pour me refaire. - Pendant ce temps notre guide était allé chercher une carriole attelée d'un mulet. Après avoir bu un verre de vin chaud, il fallut partir. Les bons paysans qui nous avaient recus nous enveloppèrent dans leurs manteaux et nous couchèrent dans la carriole. Notre guide à cheval sur les brancarts fouetta vigoureusement le mulet et nous mena toujours au galop. - Coulomb et moi étions tellement harassés que, malgré les cahos de la charrette, nous nous endormîmes et notre guide fut obligé de nous réveiller lorsque nous fûmes arrivés à Barême.

Il était deux heures du matin. Nous frappâmes chez un patriote comme nous eussions frappé chez nous. Il se leva et, dès qu'il sut qui nous étions, il descendit sans se donner le temps de s'habiller, nous fit monter dans sa chambre, alluma un grand feu et fut éveiller sa femme pour qu'elle nous servît à manger. - Un vin généreux nous donna du courage. Pendant que nous soupions notre hôte fut chercher son neveu pour nous servir de guide. - II fallait partir la nuit de Barême car les autorités y étaient aussi réactionnaires que les gendarmes, et prendre des chemins détournés pour aller à Mouriez, de là, où l'on nous cacherait pendant la journée, nous devions être conduits la nuit par notre jeune guide chez un patriote qui nous ferait traverser la frontière malgré la surveillance de la douane et de la gendarmerie. Nous partîmes à trois heures.

Le jeune homme qui nous conduisait aurait donné de l'avance aux marcheurs de Cotignac ; il allait, venait et tournait autour de nous comme un chien agile autour de moutons tardifs ; il nous répétait à chaque instant qu'il faisait tous les jours ce chemin en deux heures pour aller voir sa maîtresse et que, revenu le matin de Digne, il ne se sentait pas du tout fatigué. - Nous qui n'allions pas chercher le bonheur à Mouriez nous mîmes quatre heures à faire cette route. Le jour allait commencer à poindre lorsque nous arrivâmes.

Notre guide nous conduisit chez le maire qui nous fit chauffer et nous mena coucher dans un grand lit. Nous allions dormir lorsque notre jeune homme, montant à pas de loup, vint nous dire de rester bien tranquilles et de ne pas souffler : les gendarmes étaient en bas qui nous cherchaient. - Nous entendions piaffer leurs chevaux. - Ils prenaient les instructions de M. le maire qui les envoya faire une perquisition dans une maison qui lui était suspecte au bout du village et où il présumait que nous avions dû nous refugier. - Les gendarmes coururent. La femme du maire monta et nous recommanda à son tour de ne pas nous montrer. - Les chevaux revinrent piaffer encore sous notre croisée, puis nous entendîmes galopper, puis un grand tumulte au dessous de nous. - Des crosses de fusil tombaient sur le carreau, des voix confuses prononçaient mon nom. On montait, - je cherchais instinctivement une arme pour me défendre ; - la porte s'ouvrit, c'était eux ! c'était nos camarades !

En les voyant venir les gendarmes s'étaient empressés d'aller les chercher plus loin.

Coulomb et moi nous nous levâmes bien vite. Sur trois cents que j'avais laissé, ils n'arrivaient que trente six[4] ; mais bien déterminés à s'ouvrir à tout prix un passage ou à mourir les armes à la main. - Après avoir remercié le maire démocrate et l'avoir chargé de faire nos adieux à notre guide qui était allé voir sa maîtresse, je m'acheminai avec mes compagnons pour Anglès où nous voulions faire une halte avant de quitter la France.

Amalric, muni d'un plan du Var, prit la direction de notre escouade ; je ne voulus pas monter sur mon cheval qu'on avait ramené, j'avais repris toutes mes forces en revoyant mes braves de La Garde-Freinet, et d'ailleurs, moi marchant, les autres pouvaient suivre. Je pris Martel sous le bras et en tête de notre escouade nous nous racontâmes mutuellement nos aventures depuis notre séparation.

Comme l'avait présumé le colonel Freuchier, la colonne s'était arrêtée à Estoublon et y avait couché. - Marius Pinchon, fourrier de La Garde- Freinet, s'était arrêté à Rietz ne pouvant plus suivre. Le jeune homme que j'avais envoyé au devant d'Arrambide était de retour, moulu par le cheval, et n'avait trouvé que des Bas-Alpins qui revenaient de Digne. Au même instant la troupe arrivait à Rietz, et après une courte halte, allait continuer sa marche et surprendre les Varais à Estoublon. - Marius monta à cheval, passa au milieu des soldats d'un air innocent, salua les officiers avec respect, et, lorsqu'il fut hors de portée, il partit au grand galop pour prévenir ses camarades. - En arrivant il frappa à toutes les portes en criant : Aux armes ! et bientôt tout le monde fut debout. On partit immédiatement, on abandonna la grand'route pour se jetter dans les défilés avec des guides sûrs. Mes compagnons seraient arrivés en même temps que moi à Barême si la fonte des neiges n'avait jetté un torrent imprévu sur leur route. Il fallait traverser huit mètres d'eau glacée de quatre pieds de profondeur, les guides ne savaient où passer et l'on ne pouvait pas revenir. Un des nôtres, embrigadé par Imbert pour faire des chevaux de frise, avait conservé la hache qu'on lui avait donné à Aups ; Martel lui dit d'abattre un sapin et bientôt un pont fut établi, le capitaine de Saint-Tropez qu'on surnommait, le Capellan parcequ'il aimait à prêcher, profita de la circonstance du pont improvisé par son ordre, pour faire un sermon sur la supériorité de l'intelligence humaine. "Il faut trois mois au castor, disait-il, pour jetter un pont sur les marais, à l'homme que faut-il ? Trois minutes ! " Malheureusement en gesticulant sur le pont, Martel perdit l'équilibre et tomba à l'eau. On se précipita pour aller le relever, arrêter son chapeau, pécher ses pistolets et l'on ne fit plus attention si l'eau était profonde et glacée. - Mais cet incident occasionna une halte dans le premier village qu'on rencontra dans la montagne. Là on perdit encore beaucoup d'hommes qui voulurent se sécher complètement avant de se remettre en route. Ceux qui eurent le courage de partir n'arrivèrent à Barême que deux heures après mon départ.

Je n'étais pas assez ingambe pour suivre Martel qui, tantôt en avant pour éclairer notre marche, tantôt en arrière pour pousser les trainards, pressant et prêchant toujours, encourageait tout le monde. Cependant comme je voulais me reposer et que ce ne pouvait être qu'à la condition de gagner les devants, je le suivis lorsqu'après le passage d'un pont jetté sur un ravin il escaladait lestement une montagne rocheuse pour explorer les environs. Le sentier que nous étions obligé de suivre tournait et un énorme rocher masquait nos compagnons lorsque nous nous trouvâmes face à face avec deux douaniers armés de carabine. Ils firent halte et celui qui portait les galons de brigadier nous demanda où nous allions ? d'un ton qui signifie : vous ne passerez pas ! - Martel me dit :

- Ils nous prenent pour des contrabandiers, mais je vais leur parler et vous aller voir.

Effectivement Martel commença par faire l'éloge de la République. - Les douaniers se regardèrent. - Il continua par l'oraison funébre de la Constitution. - Le brigadier fronça les sourcils. - Enfin prenant sa voix la plus pathétique, Martel déclara que nous étions de pauvres réfugiés qui allaient chercher dans le Piémont le repos que nous ne pouvions plus espérer dans notre malheureuse France. - Les deux douaniers détachèrent leur carabine. - Martel ne comprenait pas que son éloquence produisit si peu d'effet. - Il continua cependant et voilà que la figure du brigadier devient riante, celle de son compagnon s'épanouit. Ils remirent leur carabine sur l'épaule et vinrent nous serrer la main avec effusion. Le brigadier surtout qui regrettait de ne pas être chez lui pour nous offrir un verre d'eau-de-vie.

- Voyez, me dit Martel, ce que c'est que de parler aux hommes le langage de l'humanité et du patriotisme !

Le changement des figures de la douane au moment où nos camarades tournaient le rocher en apprêtant leurs armes, me fit supposer que leur arrivée avait puissamment secondé l'éloquence de Martel.

Nous avions recruté en route un professeur de mathématiques qui, ayant pris ses oreilles pour des cornes, s'était enfui et se refugiait en Piémont n'emportant, comme Bias, que sa science. Parmi nous se trouvait aussi le maître d'école de Brue, jeune manchot, dont l'ignorance égalait la présomption. Pour charmer les ennuis du voyage, Campdoras, le chirurgien de marine, faisait disputer l'instituteur de Brue avec le professeur de Marseille ; il les faisait prendre sur l'orthographe, sur la grammaire et principalement sur le socialisme. Ils se traitaient réciproquement d'ignare, d'imbécille et Campdoras donnait raison à tous les deux. Cependant Amalric et moi fûmes obligés d'intervenir et de prier Campdoras de laisser les savants tranquilles, car la règle des participes avait amené la discussion sur le terrain du duel ; le maître d'école de Brue parlait même déja de brûler une amorce.

Après avoir marché toute la journée, nous arrivâmes le soir à Anglès. Le maire nous conseilla de pousser jusqu'au Vergon où nous trouverions des vivres, tandis que c'était à peine s'ils en avaient pour eux dans leur misérable commune. Cet homme avait une figure sinistre, il ne regardait jamais en face et, n'osant pas nous repousser, il chercha à nous éloigner par le mensonge. Selon lui le Vergon n'était qu'à une heure de marche. Des bûcherons à-peu-près sauvages, entouraient leur maire et paraissaient émerveillés de l'entendre parler français. Malgré la fatigue et l'obstination de plusieurs qui ne voulaient pas aller plus loin, nous donnâmes l'ordre de continuer la route et, après quatre heures de marche sur les neiges des montagnes, nous arrivâmes enfin au Vergon.


 

 
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