Lorgues

Camille Duteil
(suite)

 A Salerne. (7, 8 et 9 décembre)

Lorsque j'arrivai à Salerne tous les hommes étaient de garde ; toutes les femmes étaient de cuisine. Je fus me reposer un instant chez le citoyen Cotte où je dinai, puis le tambour m'annonçant l'arrivée de la colonne je fus la voir défiler. Le silence qu'elle observait m'indiqua qu'elle était harassée de fatigue. Les chefs la déployèrent en bataille et chaque Salernois amenant chez lui une escouade, en moins de cinq minutes, tous mes hommes furent abrités et à table. - Je montai à cheval pour donner le mot d'ordre et mes instructions aux différentes gardes, puis je fus établir les postes avancés et placer les sentinelles perdues ; enfin je poussai une reconnaissance sur la route de Draguignan jusqu'à un feu de bivouac placé à quelques kilomètres. Deux citoyens le gardaient ayant à côté d'eux leurs fusils et une grosse bouteille. Ils me dirent qu'on les avait placé là pour indiquer aux traînards la route de Salerne et les empêcher de prendre celle de Villecrose. - Il était onze heures et demie, le temps était serein ; la lune devait éclairer pendant toute la nuit ; les sentinelles avancées voyaient à une lieue devant elles la route qu'elles surveillaient. - J'estimai ma position assurée autant que possible et je revins à Salerne demander à une ou deux heures de sommeil l'oubli de cette cruelle journée.

Le lendemain au point du jour j'avais déja fait deux fois ma ronde générale et je convoquais tous les chefs pour procéder à une organisation régulière. - Je pris pour secrétaires tous les maîtres d'école[2] qui avaient suivi leurs villages. Je leur fis tracer des cadres de compagnies. J'ordonnai qu'on procédat immédiatement à l'élection des officiers, sous-officiers et caporaux. Puis, dès que les élections furent à peu près terminées je convoquai en conseil les anciens et les nouveaux chefs et là je leur exposai franchement la gravité de notre position. Je déposai le commandement et les exhortai à choisir parmi eux le plus capable et le plus digne, déclarant que pour moi, si le commandement m'était continué, je ne l'accepterai qu'à la condition qu'il fut dictatorial, absolu. Je me retirai et lassai le conseil discuter et délibérer librement. - Il me nomma général et m'adjoignit un comité de défense qui formerait mon conseil de guerre toutes les fois qu'il s'agirait de prendre des mesures dont je ne voudrai pas assumer sur moi toute la responsabilité.

A chaque instant de nouvelles compagnies nous arrivaient et à quatre heures du soir nous étions trois mille cinq cents hommes à Salerne. - J'avais envoyé chercher Imbert qui nous avait quitté aux Arcs, je comptais sur son intelligence et sur ses connaissances militaires pour m'aider à fortifier mes postes, car avec des hommes qui n'avaient pas le temps d'apprendre la manoeuvre, je n'avais à faire qu'une guerre de tirailleurs et je ne pouvais être sûr de les rallier que derrière des fortifications passagères. - Comme nous avions fort peu de bayonnettes je donnai l'ordre de forger des piques dont je voulais armer les plus ingambes et les plus impétueux pour en former des colonnes d'attaque ou pour défendre les retranchements à l'arme blanche. Enfin après avoir fait fondre des balles de divers callibre, réunissant toute la poudre qu'on avait pu trouver à Salerne, je fis fabriquer des cartouches. Je nommai des maîtres armuriers capitaines d'armement, et leur recommandai de faire l'inspection de tous les fusils, car j'avais remarqué des hommes armés de vieilles patraques rouillées qu'ils avaient chargés jusqu'à la gueule et qui devaient infailliblement éclater si elles faisaient feu. Un corps de boulangers fut chargé de la manutention des vivres.

Après avoir tout ordonné, tout inspecté, j'allais me fortifier à Salerne, lorsqu'on signala l'apparition de soldats sur une montagne à droite et à un kilomètre de notre cantonnement. J'y envoyai une compagnie de La Garde-Freinet qui la gravit au pas de course. - Elle revint bientôt ; - il n'y avait pas de soldats ; mais seulement deux chasseurs, - l'un était décoré, - ils n'étaient pas connus dans le pays, - on les arrêta comme espions.

La présence de ces deux hommes que je soupçonnais être des officiers en bourgeois, me fit craindre une attaque pour la nuit ou une surprise à l'aurore. J'envoyai un bataillon bivouaquer sur la montagne, et je plaçai les compagnies de La Garde-Freinet sur un monticule qui commandait la route de Draguignan, à portée de fusil de Salerne. Je recommandai aux capitaines de La Garde-Freinet de cacher soigneusement leurs feux dans des excavations et de masquer leurs factionnaires derrière les arbres pour laisser croire que cette position n'était pas occupée ; tandis que sur la montagne j'avais ordonné de préparer de grands feux et de les allumer à la moindre alerte.

A peine ces dispositions étaient-elles prises que la nuit arriva. J'allais mander près de moi les deux chasseurs arrêtés pour les interroger, lorsque deux coups de fusil firent crier : Aux armes ! et battre la générale. J'envoyai le bataillon du Luc au pied de la montagne où était déja le bivouac avec ordre d'allumer les feux. Je fis dire aux compagnies de La Garde-Freinet qui étaient sur le monticule de ne pas se montrer quoiqu'il advint et de ne faire feu qu'à bout portant, si la troupe venait pour s'emparer de sa position. Je me transportai avec deux ou trois compagnies sur la gauche du chemin de Draguignan en avant de Salerne et vis-à-vis le monticule ; j'établis mes hommes en tirailleurs dans des bois d'oliviers en leur recommandant le plus grand silence. Tout Salerne était illuminé. Le reste de nos hommes devaient tirailler dans les rues et battre la retraite vers la montagne.

Si la troupe était venue et qu'elle eut marché directement sur Salerne, je la laissais passer et alors La Garde-Freinet et moi nous la prenions à dos. - Si elle cherchait à prendre position sur le monticule, je l'attaquais en flanc ; enfin si, attirée par les feux, elle marchait directement vers la montagne, négligeant Salerne et le monticule, je la laissai s'engager avec le bataillon du Luc et réunissant toutes mes forces je la mettais entre deux feux.

Imbert qui était arrivé depuis une heure fut en avant et ne vit rien venir, nous comprimes enfin que c'était une fausse alerte. Je fis rentrer mes hommes et j'ordonnai de rechercher l'auteur des deux coups de fusil que je me proposais de punir sévèrement.

Je m'étais retiré chez le citoyen Cotte. Martel, capitaine des patriotes de Saint-Tropez, était avec moi, faisant des cartouches sur la cheminée où il avait déposé ses pistolets. Un individu à la figure riante entra et me dit que c'était lui qui avait eu l'idée originale de tirer deux coups de fusil parcequ'un passant lui avait appris que la troupe allait bientôt venir. - Je n'étais pas de bonne humeur, je lui fis de vifs reproches. - Au lieu de s'excuser, l'imprudent regimba contre mon autorité et, prenant à son tour un ton de maître, il me dit qu'au lieu de perdre mon temps à lui faire un sermon, j'eusse plutôt à m'occuper d'aller relever mes postes, car ses compatriotes les Salernois s'ennuyaient de monter la garde. - L'envie me prit de lui brûler la cervelle, - mais je me conteins et, pour éviter la tentation, je lui intimai l'ordre de partir, le prévenant que le lendemain il aurait à rendre compte de sa conduite devant un conseil de guerre. - Le jeune Cotte arriva, je lui donnai l'ordre de faire arrêter l'individu qui venait de sortir. Cotte avait été nommé du comité de défense en reconnaissance du bon accueil que nous avaient fait les Salernois. C'était un bon garçon qui ne comprenait pas du tout les nécessités de la discipline bien qu'il fut décoré du titre de colonnel. Il me supplia de ne pas faire arrêter et surtout traduire devant un conseil qui condamnerait, sans miséricorde, un homme qui après tout était un des meilleurs démocrates de Salerne et estimé de tous ceux qui le connaissaient. - Son arrestation aliénera toute notre population contre vous, me dit-il , et je vous en préviens à l'avance ! - La nécessité me faisant une loi de pardonner, j'ajournai la punition.

Je montai à cheval pour visiter les postes. Mon Salernois avait eu le temps d'aller lever toutes les gardes, il n'y avait plus que les compagnies des bivouacs. Je courus sur le champ rassembler quelques hommes et je placai un poste avancé sur le chemin de Draguignan , puis je fus sur le monticule prendre un renfort pour établir des sentinelles perdues et garantir ainsi la partie la plus exposée de Salerne, et je vins au poste avancé pour veiller moi-même toute la nuit.

A chaque instant il m'arrivait des émissaires de Cotignac. Grands curieux, grands bavards, grands marcheurs, une promenade de sept à huit lieues ne leur coutait rien. Ils venaient de la part de leur chef pour savoir où nous en étions, car ce chef nous avait écrit : " Amis et frères, si vous êtes vainqueurs vous pouvez compter sur Cotignac, nous volerons à votre secours ; mais jusqu'à ce que les événements soient parfaitement décidés nous nous tiendrons dans la réserve la plus absolue. " Cette missive signée d'un triangle égalitaire avec des virgules, et sérieusement écrite par un citoyen dont je connaissais d'ailleurs la poësie et les jambages, m'avait fait comprendre que nous ne devions pas plus compter sur Cotignac que sur Brignoles. Je renvoyai les Cotignacois dire à leur chef que je me recommandais au moins à ses prières.

A l'aurore je fis battre le rappel et établir les postes abandonnés.

J'activais autant que possible la fabrication des piques et des cartouches. Je talonnais mes maîtres d'école pour qu'ils me donnassent enfin un état général des compagnies afin de pouvoir désigner les gardes à tour de rôle ; lorsque Campdoras, notre chirurgien-major et membre du comité de défense, qui était chargé du dépouillement des journaux et des correspondances interceptées, vint me dire que Paris ne s'était pas défendu, que les départements n'avaient pas remués et qu'il n'y avait en définitive que les Basses-Alpes et le Var en insurrection contre l'attentat du citoyen de Turgovie. - Je lui dis de brûler les journaux et de ne parler de rien à personne. J'assemblai le comité et lui demandai son avis sur le projet que j'avais d'aller me joindre à nos frères des Basses-Alpes. - On se trouvait bien à Salerne, on aurait voulu y rester, - mais il nous arrivait à chaque instant de nouvelles compagnies. Cotte qui craignait d'affamer son pays, me dit que, si nous ne partions pas dans la journée, nous n'aurions plus de vivres pour le soir. - Arrambide me proposa de dégager notre cantonnement en amenant avec lui douze à quinze cents hommes à Tourtoux où il ramasserait tout ce qu'il pourrait de vivres, d'armes et de munitions pour venir ensuite me rejoindre à Aups où je voulais aller coucher. Comptant sur son patriotisme et son énergie, je l'autorisai à prendre mille à quinze cents volontaires. Il fut les chercher parmi les compagnies qui attendaient mes ordres en bataille, et il partit.

J'avais envoyé la veille à Aups le citoyen Alter de Draguignan avec un détachement d'avant-garde. Il en était revenu et ne me paraissait pas très-satisfait du patriotisme de cette ville. Je le renvoyai avec des renforts et tous les boulangers pour préparer le pain.

Pendant que je donnais l'ordre de marche aux capitaines, je rencontrai le citoyen Constant de Brignoles qui m'aborda d'un air piteux :

- Nous voilà ! me dit-il.
- Vous aussi, mon vieux camarade, il vaut mieux tard que jamais. Où est Cotignac?

Mais on vint me prévenir que le citoyen Giraud s'étant installé sans façon au conseil, semait des nouvelles alarmantes et se permettait de critiquer toutes mes opérations. C'était un moyen d'esquiver le reproche de n'avoir pas défendu Brignoles ou de ne pas être venu à Vidauban. - Je me rendis au conseil et je tançai vertement les porteurs de mauvaises nouvelles qui venaient décourager mes hommes et qui auraient mieux fait de rester chez eux à jouer au soldat. - Il fit très-bien de ne rien répondre. - Après avoir expulsé tout le monde, moins le comité de défense auquel je voulais donner mes instructions avant le départ, je dis aux factionnaires qui gardaient les portes du conseil de faire feu sur quiconque s'aviserait de vouloir entrer sans mon ordre. Mais au moment où j'exposai mon plan de campagne au comité, un individu bouscule le factionnaire, ouvre la porte, et tombe comme une bombe au milieu du conseil.

- Vous êtes notre général ?
- Oui. Eh bien, qu'y a-t-il ?
- Venez vite avec moi me faire changer cette paire de souliers qui me gênent et que le cordonnier ne veut pas reprendre.

Je n'avais pas le temps de rire, je fis jetter cet individu à la porte et mettre le factionnaire en prison.

L'homme aux souliers neufs était encore un envoyé de Cotignac.

En venant à Salerne, Brignoles avait apporté du lard et de la poudre. Je donnai ordre qu'on lui laissat son lard, mais qu'on lui prit sa poudre pour l'expédier immédiatement à Aups à nos artificiers qui, avec les balles qu'on avait déja fondues à Salerne, pourraient confectionner des cartouches que je ferai distribuer le lendemain matin. J'ordonnai en même temps la distribution des cartouches déja faites. - Brignoles ne voulut pas se dessaisir de sa poudre, c'était son bien, elle voulait l'escorter ; alors je dis à Brignoles de partir bien vite pour Aups.

Cotignac avait envoyé une escouade de curieux qui se mit à suivre Brignoles.

Laissant le commandement de l'arrière-garde à Amalric, homme énergique, et qui d'ailleurs, membre du comité de défense, avait à commander les compagnies de La Garde-Freinet sur lesquelles je pouvais compter, je m'occupai du départ des prisonniers que je prévins par écrit, à la hâte. - Si les nouvelles eussent été favorables je les aurais fait mettre en liberté ; mais je prévoyais la tempête, je dus les conserver comme bouées de sauvetage.

Je montai à cheval suivi de mon fidèle spahi qui ne me quittait pas et je partis pour Aups. A quelques kilomètres de Salerne je rencontrai un jeune homme qu'on appellait Cartier, qui se disait mon aide-de-camp et qui faisait son service en cariole. Je profitai de l'heureuse rencontre de mon aide-de-camp que je voyais pour la première fois depuis mon généralat, pour lui donner l'ordre de faire établir en avant d'Aups, sur la route de Draguignan, un bataillon de grand'garde que je disposerai à mon arrivée. Il partit mettant sa cariole à fond de train, enchanté de la commission et plus aide-de-camp que jamais.


 

 
retour