Lorgues

Camille Duteil
(suite)

 A Sillans et à Aups (9 décembre)

J'étais harassé de veilles ; mais le galop du cheval me ranima et lorsque j'arrivai à Sillans, petit village à moitié chemin d'Aups, j'eus encore besoin de toute mon énergie pour mettre à la raison les Brignolais et les gens de Cotignac qui s'étaient arrêtés pour boire.

En me voyant arriver, soit qu'ils voulussent montrer qu'ils faisaient bonne garde, soit qu'ils voulussent faire les braves, soit qu'ils eussent réellement peur, une nuée d'hommes accourut pêle-mêle armant ses fusils, me couchant en joue et me criant : Qui vive ! avance à l'ordre ! Je m'égosillai pour amener ces forcenés à reprendre leurs rangs et je demandai aux chefs pourquoi ils n'étaient pas à Aups où les artificiers attendaient la poudre pour faire des cartouches ?

- Cotignac n'avait pas voulu aller plus loin et Brignoles avait décidé de camper là.

M'appercevant que la position de Sillans était excellente, bien qu'un peu éloignée d'Aups, - mais puisqu'ils voulaient y camper, - je dis à Casimir, le seul officier de Brignoles qui se présentat, d'envoyer sur le champ la poudre à Aups après en avoir fait une distribution à ses hommes à qui j'allais envoyer des balles. Puis je recommandai d'établir une garde sur une hauteur boisée qui dominait la route de Salerne précisement à l'endroit où elle se biffurquait pour aller à Aups et je ne sais plus où. Il y avait un chateau que je dis d'occuper militairement et enfin une petite chapelle et une écurie où on pouvait s'établir en les crénelant et balayer toute la partie du chemin qui se coudait pour venir au chateau. Avec un peu d'intelligence et de courage on eut facilement arrêté un régiment. Après avoir donnée toutes mes instructions et à Casimir et à un ancien militaire qui me dit avoir servi dans le génie, je laissai Sillans à la garde de Dieu, défendu par les Brignolais.

J'étais tellement extenué que je montai dans la voiture d'un médecin qui allait du côté d'Aups. J'avais recommandé au spahi de prendre des chevaux frais, car les nôtres venus toujours au grand galop étaient fourbus. Je dormis dix minutes dans la voiture et je remontai à cheval. Mais hélas ! les rosses fraiches qu'on nous avait données après avoir galopé cinq minutes ne voulurent plus aller qu'au trot, à coups d'éperons, à coups de pointe de sabre nous ne pûmes obtenir que la plus grande vitesse d'une charrette. - Ma halte à Sillans et l'allure de nos exécrables coursiers firent que je ne pus arriver à Aups qu'à la nuit. Le commandant de Vidauban qui faisait les fonctions de chef d'état-major de la place, était venu à ma rencontre avec mon aide-de-camp cette fois-ci à cheval. Nous passâmes devant le bataillon qui devait être de garde. Je dis à son chef de m'attendre, que j'allais venir placer moi-même les postes dès que j'aurais dîné, car j'avais oublié de manger depuis la veille. - Le commandant de Vidauban me dit alors qu'il connaissait une excellente cuisine où il s'était déja établi et que d'ailleurs il était chargé de m'inviter, son hôte lui ayant dit qu'il serait glorieux de me recevoir.

Quand j'entrai à Aups les tambours battirent aux champs, un bataillon me présenta les armes, des vivats se tirent entendre. Le commandant qui m'avait préparé cette réception me demanda si j'étais content.

- Certainement, répondis-je, mais allons vite diner.

Nous entrâmes enfin dans la maison bénie : un bon vieillard affairé présidait au tournebroche, surveillait les casseroles et stimulait l'ardeur de deux servantes qui couraient comme des folles à droite et à gauche. - Dès qu'il m'apperçut et que le commandant eut décliné mes qualités, il me pria de lui pardonner le mauvais repas que j'allais faire. - Je lui dis que j'étais un général sans façon qui n'avait droit qu'au feu et à la chandelle. Comme on venait me relancer à chaque instant pour me demander des ordres ou pour me faire des réclamations, je pris le parti d'aller à la mairie où une municipalité démocratique avait remplacé la municipalité réactionnaire. Là je m'apperçus que mes maîtres d'école qui s'étaient mis en rapport avec elle étaient très-entendus pour la distribution des vivres s'ils étaient un peu négligents pour l'état général des compagnies que je leur reclamais depuis le matin. Je retournai à mon logement et mon hôte me fit encore ses excuses sur le mauvais souper que j'allais faire. - C'était d'ailleurs la seule conversation. - Comme le souper paraissait devoir encore se faire attendre, je demandai à être seul un instant : la nouvelle de mon arrivée avait été le signal d'une procession de plaignants et de solliciteurs. Les deux servantes prirent chacune un flambeau pour m'éclairer et mon hôte ne voulut pas me laisser sortir de sa cuisine sans m'avoir fait encore ses excuses sur le mauvais repas que j'allais faire. Je le lassai s'évertuer à activer les apprêts du souper et je montai dans une chambre haute où le couvert était mis et où l'on avait allumé un bon feu. Le commandant de Vidauban avait fait placer un factionnaire à la porte. J'ordonnai à ce factionnaire de ne laisser entrer personne. La manière absolue dont la consigne fut donnée arrêta ceux qui me suivaient et je pus enfin, brisé de fatigue et crachant le sang, me jetter dans un fauteuil. Les deux mains appuyées sur le pommeau de mon épée regardant le feu qui flambait, je pensai d'abord à la France. - Serait-il possible, me disais-je, que les vétérans de Juillet, que les hommes de Février et que les debris de Juin aient laissé un instant s'introniser le bas-empire ? Serait-il donc vrai, comme le dit Montesquieu, qu'une révolution retrempe un peuple et que plusieurs l'avilissent ! - Puis je me mis à maudire tous ces froids écrivains économistes, tous ces apôtres du bien-être qui avait préparé notre nation si fière à souffrir que l'on mit la patrie à l'encan. - Je savais qu'il n'y avait rien à espérer d'une armée dont l'honneur consiste à frapper, comme le bourreau, sans même demander si la victime est innocente ou coupable. Les officiers supérieurs habilement compromis par M. Bonaparte, avaient insolemment arboré le drapeau de la haute trahison, ils devaient aller jusqu'au bout et chercher à laver leur crime dans le sang du peuple, - leurs soldats n'avaient pas plus d'idées que leurs chevaux : ils avaient déja tué parcequ'on leur avait dit : tue ! - Je devais donc m'attendre à une rude, guerre, sans pitié, sans merci. - Engagé dans cette lutte desespérée dont aucun des miens ne comprenait la gravité, il me fallait, pour ne pas laisser s'évanouir une dernière lueur d'espérance, cacher mes craintes, feindre une assurance que je ne pouvais avoir et, pauvre général d'une poignée de paysans, me figurer comme eux que je pouvait sauver la République. - Il ne me restait qu'à m'établir sur les limites des deux départements en insurrection, joindre mes forces à celles des nos frères des Basses-Alpes, marcher tous ensemble sur Grenoble où le général qui commandait cette division n'avait pas, disait-on, sali ses épaulettes et en attendant, pour résister au premier choc, parquer mes hommes dans des retranchements où la nécessité transformerait en héros même les chanteurs de Brignoles. - Je me levai pour donner l'ordre du départ à minuit ; - mais je songeai alors que je ne pouvais abandonner douze à quinze cents hommes qu'Arrambide avait amenés à Tourtoux pour dégager le cantonnement de Salerne. - Attendre, c'était tout compromettre, - partir, c'était abandonner lâchement des patriotes dévoués. - Dans cette affreuse perplexité ne voyant qu'abîme autour de moi, ma pensée se reporta sur ma bonne femme et sur mes pauvres enfans que je n'espérais plus revoir, et, retombant dans mon fauteuil, je me cachai la figure dans les mains pour que le factionnaire n'apperçut pas couler mes larmes.

Un léger bruit me fit lever la tête. Une voix discrète demandait à entrer. C'était Édouard Charles, capitaine des patriotes de La Verdière et de Vinon. Je l'avais connu en allant à La Verdière faire des abonnements au journal le Peuple. - Il est des hommes avec lesquels il s'établit en deux jours des liens de sympathie aussi forts que ceux de trente années d'amitié. Charles Edouard était de mon âge, célibataire après une jeunesse orageuse, il s'était retiré dans sa campagne et s'était fait une famille des paysans. Devenu la providence des pauvres, le conseil et l'appui des malheureux, c'était la charité intelligente et la démocratie dans sa simplicité évangélique.

- Entrez, capitaine, lui dis-je, entrez, vous êtes le seul que je puisse recevoir en ce moment-ci.
- Je suis bien inquiet, me dit-il.
- Pourquoi ?
- Ce matin, au moment où j'arrangeais les effets que j'avais fait venir pour en faire la distribution à ma compagnie, Arrambide ayant demandé des hommes de bonne volonté pour former la colonne qu'il commande, les hommes de La Verdière l'ont suivi et je suis resté avec ceux de Vinon.
- Avez-vous des nouvelles d'Arrambide ?
- Non, mon cher capitaine, et c'est ce qui me tue, sans cela je partirai cette nuit ou au point du jour, car il ne fait pas bon ici pour nous, - je sais que les troupes sont en marche et je ne dissimule pas qu'il nous serait impossible de resister à une attaque n'étant pas encore assez bien organisés.
- Pardonnez si je vous interroge ; mais que prétendez-vous faire ?
- Demain matin si je n'ai pas de nouvelles d'Arrambide, je prends les seuls hommes sur lesquels je puisse compter en cas d'engagement avec la troupe, c'est-à-dire, La Garde-Freinet et le Luc, et j'en forme une colonne pour aller moi-même le chercher. Pendant ce temps le reste de mes hommes filera pour aller sur les bords du Verdon , et Imbert à qui j'ai déja dit de recruter toutes les pelles et toutes les pioches qui sont à Aups, établira des têtes de ponts et des redoutes sur les points que je lui indiquerai, car ce n'est que derrière des retranchements que nous pouvons tenir.
- Je vous le demande en grâce, amenez-moi avec vous ainsi que les hommes de Vinon.
- Je vous le promets.
- Merci, car, voyez-vous, ces pauvres gens de la Verdière je les considère comme mes enfants, et s'il doit leur arriver malheur, je voudrais pouvoir mourir avec eux.
- Que j'aie seulement deux jours devant moi et je crois que je pourrai tenir. Digne est au pouvoir des démocrates, la garnison de Grenoble n'a pas adhéré au coup d'état, tout n'est pas donc perdu dans le midi quoique Marseille n'ait pas bougé et que l'Hérault se soit borné à quelques démonstrations isolées et par consequant insignifiantes. Mais quoiqu'il arrive, soyez sûr que je ferai tout ce qui dépendra de moi pour que notre cause triomphe ou tombe honnêtement.
- J'en suis bien convaincu, aussi en apprenant que c'était vous qui commandiez dans le Var, je me suis écrié : tant mieux !
- Quelle triste position, mon cher ami, que celle de chef d'une troupe indisciplinée et à peu près indisciplinable ! Je sais que l'Évangile veut qu'on ne commande qu'à la condition d'être le serviteur de tous ; mais puis-je satisfaire à tous les besoins, répondre à toutes les demandes ? vous au moins, vous avez songé à munir vos hommes de souliers, de chemises, d'habits, d'armes et de munitions, tandis que la pluspart des chefs qui m'arrivent de deux lieues seulement me demandent pour leurs hommes des souliers, des blouses, des fusils et des cartouches, comme si j'avais des magasins établis, comme si je pouvais faire des réquisitions arbitraires et dépouiller de pauvres marchands et de pauvres ouvriers pour vêtir et chausser des hommes qui, la pluspart, n'ont pris les armes que comme s'il ne s'agissait que de parader un jour ou deux et de faire ce qu'on appelle ici une bravade. - Pour assurer ses positions il faut de la cavalerie, c'est à peine si je peux trouver un cheval pour moi. Il faut trois choses pour faire la guerre, disait Caton, de l'argent, de l'argent et de l'argent ; j'ai onze francs, cinquante centimes !...

Charles Édouard m'interrompit et tirant sa bourse :

- Je me suis muni de tout l'argent que j'ai pu me procurer pour le besoin de la compagnie, le voici, prenez-le.
- Pour moi personnellement à quoi me servirait l'or que vous m'offrez ? il n'y a pas assez pour trois mille hommes. Gardez-le donc, ce que je voudrais qu'on me prêtat c'est une montre.

Charles Édouard me remit la sienne.

Mon hôte, entre ses deux servantes, se montra à la porte. Je crus que c'était le souper qui arrivait, le capitaine se retira.

- Pardonnez-moi, M. le général, le mauvais souper que vous allez faire.
- Je vous pardonnerai même le temps que j'ai perdu jusqu'à présent, si vous me faites servir un morceau de pain tout de suite.

Il retourna sur les pas en criant :

- Trempez la soupe ! sortez la broche !

Le citoyen Constant entra.

- Chargez-moi, me dit-il, de la garde des prisonniers, ils le demandent parcequ'ils savent que je suis un bonhomme incapable de faire du mal à une mouche. M. Maquan m'a dit qu'il espérait que vous lui rendriez sa liberté en sa qualité de journaliste.
- Comment, M. Maquan, le rédacteur de l'Union du Var, est prisonnier ?
- Oui, on l'a pris à Lorgues.
- On a donc fait des prisonniers à Lorgues ?
- Vous ne le saviez pas ?
- C'est la première nouvelle. - On n'ose plus prononcer le nom de Lorgues devant moi. Dites de ma part à M. Maquan que je le mettrai en liberté, ainsi que tous les prisonniers de Lorgues, dès que je serai où je dois aller demain, et demain je vous donnerai votre commission pour être le gardien des ôtages.

Le commandant de Vidauban qui avait suivi religieusement les apprêts du souper entra en m'annonçant solennellement que nous allions nous mettre à table.

Constant s'en fut. - mon hôte entra et m'adressa pour la vingtième fois ses excuses sur le mauvais souper que j'allais faire. Il me présenta sa fille, demoiselle très-majeure qui cherchait à dissimuler, en grimaçant un sourire, la terreur profonde que je lui inspirais. On servit.

Le commandant de Vidauban mangeait comme quatre et ne disait mot ; mon hôte, pour dissimuler sa peur, parlait pour quatre et ne mangeat pas du tout. Sa fille était raide et froide comme la statue du commandeur dans le festin de Pierre. Je m'apperçus alors que si j'étais chez un bon bourgeois je n'étais pas chez un patriote. - Je regardai le commandant d'un air qui semblait lui dire : Où diable m'avez-vous mené ? - Pour tranquilliser mon hôte et sa fille je leur parlai de ma femme et de mes enfans, du Musée des familles auquel ils étaient abonnés et dont j'avais été un collaborateur, je leur indiquai le moyen ingénieux de prévoir la pluie et le beau temps en renfermant une rainette dans une carafe. Mon hôte se rassurant petit à petit finit par me confesser qu'il allait tous les jours à la messe. Je pris texte de sa dévotion pour faire l'éloge de la religion pratiquée selon l'Evangile, j'exaltai sa morale si pure et ses préceptes démocratiques et sociaux. Enfin, au désert, j'étais parvenu à enchanter mon hôte et à rassurer entièrement la sévère demoiselle.

Le spahi vint me dire que mon cheval était prêt. Je me hâtai de descendre pour aller établir mes postes avancés. - Je rencontrai dans les escaliers un chef, je ne sais plus lequel, qui venait me prévenir d'un vol d'une douzaine de pipes commis chez un marchand de tabac. Pris en flagrant délit, les voleurs n'avaient voulu ni les restituer ni les payer, ce qui avait amené une sorte de dispute. - Comme je redoutais par dessus tout qu'on entâchat la démocratie du Var, j'étais bien déterminé à faire un exemple terrible du premier qui se permettrait de prendre quoique ce soit chez qui que ce fut. Je donnai ordre de chercher et d'arrêter ces misérables en déclarant que je les ferai fusiller le lendemain.

Mon hôte qui m'avait suivi jusqu'à la porte, en m'entendant parler de faire fusiller des voleurs, rentra chez lui tout éperdu.

Mon centre couvert par le poste de Sillans, ma gauche protégée par la colonne d'Arrambide qui devait être à Tourtoux, je n'avais qu'à garantir ma droite et plaçant ma grand'garde sur la route de Barjols et établir de petits postes avancés tout autour de mon cantonnement.

La première personne que je rencontrai fut Casimir de Brignoles.

- Vous ici ? lui dis-je, je vous croyais à Sillans où j'ai envoyé des balles.
- Les gens de Cotignac, après s'être disputées avec nous, ont voulu retourner chez eux et nous sommes venus à Aups. - De sorte que le poste de Sillans est abandonné ?
- Il n'y a plus personne.
- Et la poudre ? l'avez-vous immédiatement expédiée comme je vous l'avais personnellement recommandé ?
- Nous l'avons amenée avec nous.
- Y a-t-il long temps que vous êtes à Aups ?
- Nous arrivons.

Il était neuf heures du soir. N'ayant rien à dire à cet excellent garçon qui d'ailleurs n'avait pas même l'air de se douter que l'abandon d'un poste avancé est un crime de haute trahison, je partis au galop pour aller rejoindre le bataillon qui devait être de garde ; - il était allé se coucher. - Je ne trouvai au feu du bivouac que le citoyen Giraud qui avait laissé filer ses Brignolais et qui se chauffait tout seul philosophiquement.

J'entendis le tambour dans le lointain, je m'élançai pour aller au devant d'une colonne que je présumais être restée en arrière et dont je voulais faire une garde de nuit. C'étaient les compagnies de Bras et de Brue qui venaient nous rejoindre sous le commandement du citoyen Flayols, ancien militaire, que je connaissais. Je les escortai jusqu'à Aups. Elles avaient des malades que j'envoyai à l'hôpital, et faisant former le cercle j'engageai ces nouveaux auxiliaires à commencer le métier de la guerre par une garde de nuit pour veiller à la sûreté du camp ; c'était en leur confiant un poste d'honneur que je voulais leur témoigner ma joie de leur arrivée. - Le capitaine-commandant me remercia avec effusion et engagea ses camarades à se rendre dignes par leur active vigilance de cette distinction honorable. - Je voulus lui donner mes instructions, mais il me dit au creux de l'oreille que pour lui il avait absolument besoin d'aller se coucher. - Dans la crainte que les soldats ne voulussent faire comme leur capitaine, je m'empressai de faire établir des corps de gardes dans les salles basses de la mairie et préparer des vivres pour les nouveaux arrivés. Puis je me mis en quête d'un officier qui put exécuter mes ordres et en qui je pusse avoir confiance.

J'avisai, errant dans l'ombre comme une âme en peine, le citoyen Blanc de Brignoles. - Je ne sais pas, lui dis-je, ce que vous êtes dans la compagnie de Brignoles; mais vous êtes un ancien militaire, j'ai besoin de quelqu'un sur qui je puisse compter, je vous fais chef de poste et commandant provisoire des compagnies de Bras et de Brue ainsi que de la compagnie d'Aups de garde déja à la mairie. Je vais vous donner mes instructions par écrit et vous vous y conformerez strictement.

- Je ne saurais pas m'en tirer, cherchez-en un autre plus capable que moi.

Et il continua sa promenade mélancolique.

Je ne voulais pas fatiguer les officiers de La Garde-Freinet ou du Luc qui savaient obéir et se faire obéir, parceque d'abord ils avaient passé la nuit précédente au bivouac, et que je me proposais de les prendre le lendemain matin avec leurs compagnies pour aller à marche forcée chercher Arrambide et nous rendre sur les bords du Verdon dans la même journée. J'étais passablement en peine, avec trois mille hommes sous mes ordres, de trouver un officier, lorsque le capitaine qui commandait la garde d'Aups vint à moi.

- Je suis un ancien militaire, me dit-il, vous n'avez qu'à me donner vos ordres et vous pouvez être sûr, général, qu'ils seront ponctuellement suivis.
- Vous formerez des sections de quinze à vingt hommes, lui dis-je, vous leur ferez prendre des haches et des serpes et vous les enverrez à deux kilomètres allumer des feux sur toutes les routes de manière que ces feux enveloppent Aups depuis la route de Draguignan jusqu'à la route de Barjols. Quand tous ces feux seront allumés vous ferez circuler continuellement des patrouilles à cinquante pas en arrière de manière à ce qu'elles puissent voir tout ce qui pourrait s'en approcher sans en être vues. - A la première alerte vous m'enverrez prévenir, vous ferez battre la générale et sonner le tocsin. - Dans tous les cas, vous viendrez me rendre compte de votre service à quatre heures du matin.

Le capitaine se mit immédiatement à donner ses ordres avec aplomb et intelligence. - Je me félicitai de l'avoir rencontré et je fus tranquille.

Je voulais voir cependant l'effet général de cette ruse de guerre qui devait faire croire que nous étions parfaitement sur nos gardes et j'entrai dans un café, sur la place, en attendant qu'on allumat les feux ; mais une fièvre de fatigue s'empara de moi et grelottant de froid je retournai chez mon hôte me mettre au lit. A peine fus-je couché que le bon vieillard vint avec ses deux servantes m'apporter une tasse de tilleul. Grâce à ce calmant et aux couvertures dont j'étais chargé, je m'endormis d'un sommeil de plomb.


 

 
retour