Lorgues

Camille Duteil
(suite)

A Moissac, à Rodignac et à Montagnac (10 décembre)

Tout en cherchant à rallier autour de nous ceux qui s'étaient éparpillé sur la montagne, Martel et moi allions rejoindre Amalric qui avait déja réuni autour de lui près d'une centaine d'hommes et qui nous attendait. Tout-à-coup un feu de peloton prolongé nous fit rester immobiles.

- Ce sont nos blessés qu'ils achèvent, me dit Martel, prions pour eux !

Le bruit de ce feu de peloton m'avait frappé au creux de l'estomac, - je ne croyais pas à tant d'infamie ! Je chancelai comme un homme ivre. J'étais au bord d'un précipice et je roulai sur les rochers. Tous coururent à mon secours. Martel qui croyait que j'avais la cuisse cassée parlait déja de m'emporter sur ses épaules et devissait mes éperons.

- Mes amis, laissez-moi mourir ici, leur dis-je, ils viendront bientôt m'achever aussi, allez rejoindre Amalric, sauvez-vous.
- Nous ne vous abandonnerons pas, dit Martel en me relevant.

Je m'apperçus que je pouvai aller et je marchai machinalement soutenu par le bon capitaine de Saint-Tropez. J'appelai auprès de moi le petit fourrier de Vidauban, la présence de cet enfant me donnait du courage, j'avais besoin de l'embrasser, il ressemblait à mon Adolphe.

Nous rejoignîmes Amalric.

- Général, me dit-il, si nous retournions ?
- C'est une idée, lui répondis-je, mais nous n'avons pas assez de munitions et nous ne sommes pas assez forts, même pour une surprise. Allons à Moissac où Cotte doit nous attendre avec ses cinq cents hommes d'avant-garde bien pourvus de cartouches. Là nous formerons un corps de volontaires et, à la nuit, nous prendrons notre revanche ou nous établirons une embuscade.

L'idée de la vengeance m'avait ranimé tout-à-fait, je ne me sentais plus de ma chûte et marchais comme les autres. - Le petit fourrier de Vidauban voyant un enfant de son âge qui était venu, lui aussi, faire la guerre avec nous, fut le rejoindre et m'abandonna, l'ingrat !

Nous arrivâmes à Moissac où nous vîmes de loin des hommes attroupés. Je ne doutais pas que ce ne fût des Salernois. - C'était des fuyards, la pluspart de Brignoles. - On nous apprit bientôt que Cotte avait piqué des deux en entendant les premiers coups de fusil et s'était enfui lâchement en abandonnant sa colonne qui, sans chef, s'était débandée en jettant ses cartouches et ses armes.

Nous fîmes halte sur un plateau, les habitans nous apportèrent du pain, du vin et des noix. Puis les récriminations contre le général commencèrent.

Des Brignolais l'accusèrent de n'avoir pas fait distribuer les cartouches dès le matin. Ils lui reprochèrent d'avoir abandonné ses soldats sur la place tandis que leur chef, le brave Giraud, ne voulant pas survivre à la défaite s'était précipité sur l'ennemi le sabre à la main pour se faire tuer. Ils demandaient pourquoi le général n'avait pas su mourir comme le capitaine ?

Je ne répondais rien aux insultes ; mais Almaric, impatienté de ces lâches fanfaronades, leur dit de se retirer à quinze pas et qu'à nombre égal on allait faire le coup de fusil. - Ils n'en demandèrent pas davantage et s'en furent bien vite rejoindre leur héroïque chef qui ne s'était pas fait tuer du tout - au contraire.

Quelques patriotes du Luc arrivèrent, ceux-là s'étaient battus, ils n'insultaient personne. Nicolas nous engagea vivement à ne pas rester plus long temps à Moissac où nous n'étions pas en sureté, car on devait être dèja à notre poursuite : quant à lui qui connaissait parfaitement les chemins, il allait tenter de se refugier dans le Piémont après être passé au Luc pour tranquilliser sa femme.

Je proposai alors à mes camarades de marcher sur Digne où la démocratie Bas-Alpine avait son quartier général. - Une voiture passa. - Amalric voulut la faire retourner et me faire monter. Le médecin qui la conduisait me dit qu'il allait à Aups pour soigner un malade et me présenta, en tremblant, un laissez-passer signé d'un chef des Basses-Alpes. Je lui dis de continuer son chemin et je suivis le mien à pied.

Nous arrivâmes le soir à Rodignac. Nous étions à-peu-près cinq cents hommes. - Les femmes pleuraient autour de nous en nous disant d'avoir bon courage. On nous apportait des vivres de tout côté et, quand tout le monde eut son pain, on en chargea un mulet et un cheval qu'on nous donna.

Comme le sac de pain tournait sous le ventre du cheval, je dis d'ôter la selle.

- Non, non, me dit le propriétaire du cheval, la selle vous sera nécessaire pour le monter quand vous aurez mangé le pain.

J'écrivis aux chefs des Basses-Alpes pour les prévenir de notre arrivée et un citoyen de Rodignac se chargea d'aller leur porter ma lettre.

Nous partîmes à huit heures pour nous rendre à Montagnac où nous arrivâmes à dix.

Là on fit halte. Nous avions besoin d'un peu de repos pour partir le lendemain à l'aurore et nous rendre le même jour à Digne.

Nous fûmes reçus dans ce pauvre village aussi fraternellement qu'à Rodignac. Je soupai chez un marchand qui ne pouvait pas me donner un lit parcequ'il n'en avait qu'un et que sa femme était malade ; mais il fut prévenir un de ses voisins qui vint me chercher et m'offrit le sien. - C'était un bon vieillard qui vivait seul avec sa jeune fille. Je trouvai cette douce enfant qui me préparait un vin chaud, et qui me regardait comme une curiosité. Je restai une heure à me chauffer avec eux en leur racontant notre triste combat et je leur parlai du petit fourrier de Vidauban.

- Il est ici, avec son camarade, me dit le vieillard , je les ai fait coucher dans le lit de ma fille.
- Ainsi donc l'un et l'autre vous allez passer la nuit sans dormir ?
- Ne vous occupez pas de nous ; montez clans votre chambre, me dit mon hôte, c'est bien le moins que nous passions une nuit blanche pour des citoyens qui ont voulu nous sauver de l'esclavage.

Je fus me coucher et m'endormis en bénissant l'hospitalité démocratique.


 

 
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