Lorgues

Camille Duteil
(suite)

 Montagnac, Rietz, Mezel (11 décembre)

Deux heures avant jour Amalric fit battre le rappel. Mon hôte entra avec une lampe et m'aida à m'habiller car je souffrais cruellement des suites de ma chûte sur les rochers dans la montagne d'Aups. J'avais tout le corps meurtri et le genou gauche enflé. - Je demandais où étaient les enfans.

Ils dorment, me répondit mon hôte, laissez-les dormir, j'en aurai bien soin et je les renverrai chez eux, que voulez-vous qu'on fasse à des enfans de cet âge ?

Je voulus au moins les voir encore et je me fis conduire dans leur chambre. Ils dormaient enlacés dans les bras l'un de l'autre. Leurs vêtements étaient épars sur le plancher, mais à côté d'eux, sur une chaise, ils avaient soigneusement placé leurs petites carabines et une dixaine de cartouches qu'ils avaient mendiées dans la route. Je sanglotais en les embrassant ; ils ne se réveillèrent pas.

- Vous êtes père ? me dit mon hôte qui pleurait aussi.

Je lui fis signe que oui ; je n'avais pas la force de répondre.

La voix stridente d'Amalric qui rangeait ses hommes me rappela à moi. J'embrassai mon hôte et sortis. Amalric me fit amener le cheval qu'on nous avait donné à Rodignac et me mit en selle. Je suivis la colonne qui se trouvait réduite de moitié, plusieurs nous avaient abandonnés, d'autres n'avaient pas la force de suivre.

Nous arrivâmes à Rietz au grand jour. Le froid du matin m'avait glacé et je m'arrêtai à la première auberge pour me chauffer pendant qu'Amalric et Martel se mettaient à chercher des vivres. Le maître de l'hôtellerie vint me descendre. Je fus m'asseoir auprès du feu.

- Vous n'êtes pas ici dans une auberge, général, me dit-il, vous êtes chez un citoyen et un ami ; voici vos pistolets, on aura soin de votre cheval ; je vais vous faire déjeûner de suite.

- Vous êtes un ancien militaire ? lui demandai-je.
- Oui, mais on ne pourra plus maintenant se faire un honneur d'avoir été militaire.

Plusieurs citoyens m'entourèrent, parmi eux il s'en trouvait qui revenaient de Digne. Je leur demandai si Digne était encore au pouvoir des démocrates. Ils me répondèrent qu'ils avaient laissé Digne parceque les vivres manquaient, mais qu'ils pensaient que cette ville était toujours au pouvoir de nos amis. - Je leur demandai des nouvelles de la colonne commandée par Aillaud[2], mon collaborateur au journal le Peuple ? - Ils ne savaient pas précisement où elle pouvait être campée, mais ils la croyaient toujours maîtresse du terrain.

Un tambour vint m'annoncer qu'on avait trouvé des vivres et qu'il avait été envoyé pour attendre mon ordre de départ. - Mais je vis bien que c'était une petite ruse pour déjeûner avec moi.

L'hôte, le tambour et le général se mirent fraternellement à table. Pendant que nous déjeûnions un de nos plus jeunes camarades accourut.

- Général, me dit-il, Arrambide est à trois lieues d'ici avec sa colonne , voulez-vous que j'aille lui dire de venir vous rejoindre ?
- Partez, mon enfant, lui répondis-je, prenez mon cheval et mes pistolets et dites à Arrambide que je marche sur Digne et qu'il vienne se joindre à moi le plutôt possible.
- Mais vous, général, comment ferez-vous pour suivre ?
- A pied, comme je pourrai, ne vous inquiétez pas de moi.

Il partit. Je priai mon hôte de m'indiquer où je pourrais trouver des pantoufles de lisière, car mes brodequins me gênaient. - Nous sortimes pour aller chez le marchand. - En chemin je rencontrai un de mes hommes en longue cravate rouge appuyé tristement sur son fusil à deux coups et qui me dit d'un accent qui n'était pas méridional :

- Est ce que nous allons à Digne, général ?
- Sans doute, répondis-je ; pourquoi n'êtes-vous pas avec les autres ?

Je passai : mais entendant crier :

- Ah ! scélérat ! le second coup aurait été pour toi !

Je me retournai et je vis mon hôte qui avait désarmé cet homme.

- Qu'y a-t-il donc ? lui demandai-je.
- Il a voulu vous tuer, me répondit-il ; mais qu'il fasse bien attention que s'il est ici des réactionnaires pour lui donner asyle, il est des patriotes qui ne le laisseraient pas sortir vivant !

Je regardai avec dédain ce misérable qui palissait. - Je fis signe à mon hôte de lui rendre son fusil.

- Qu'il aille se faire pendre ailleurs, dis-je, allons acheter des chaussons.

Il est des moments dans la vie où on tient si peu à elle qu'on ne fait pas attention à des incidents de ce genre.

Après avoir pris des souliers de lisière, j'embrassai le brave aubergiste et fus rejoindre mes camarades. Nous partîmes.

Appuyé tantôt sur l'épaule de Martel, tantôt sur le bras d'Amalric, je me trainais comme je pouvais et je ralentissais la marche de la colonne. - La diligence de Digne vint à passer, Amalric me conseilla d'y monter avec les deux frères Coulomb de La Garde-Freinet pour aller jusqu'à Mezel où la colonne viendrait le soir me rejoindre. - Je montais en voiture avec mes deux compagnons et je m'apperçus bientôt que notre présence alarmait certains voyageurs tandis que d'autres nous témoignaient la plus vive sympathie.

Le conducteur fit arrêter la diligence un peu avant d'arriver à Mezel et nous descendîmes. Je m'informai auprès du premier citoyen que je rencontrai, si nous pouvions entrer dans son village. Il me répondit que nous n'avions rien à craindre bien que les autorités fussent d'un bleu-blanchâtre. Quant aux gendarmes ils avaient été désarmés et n'avaient pas repris encore leur uniforme ; mais ils avaient abdiqué depuis la veille la cravate rouge dont ils s'étaient décorés pour inspirer plus de confiance aux patriotes. - Nous lui demandâmes où nous pourrions aller loger.

- Chez moi, dit-il, venez mes pauvres frères.

Bientôt assis auprès d'un bon feu nous fûmes entourés de citoyens. Je demandai si Digne tenait toujours et si on avait des nouvelles de la colonne d'Aillaud. - Même incertitude qu'à Rietz. - Pour avoir des nouvelles précises je demandai si je ne pourrais pas m'aboucher avec quelque notabilité de l'endroit ? - On m'indiqua le colonel Freuchier. Je me fis conduire chez lui et je le trouvai occupé à soigner lui-même un de ses domestiques malade. - Cependant il me donna audience. - Je lui exposai franchement ma position, ainsi que celle de mes compagnons d'infortune et lui demandai si nous pouvions nous retirer sur Digne.

- Gardez-vous-en bien, me dit-il ; Digne est rentré dans l'ordre et vous y seriez fusillés sans pitié. Croyez-moi, partez le plutôt possible pour gagner la frontière du Piémont. Je vais m'entendre avec le maire pour faire donner des vivres à vos hommes et les faire reposer un instant ; mais, je vous le répète, mettez-vous en marche le plutôt possible car, prévenu que vous êtes ici, on va envoyer des troupes contre vous et Digne n'est qu'à trois lieues.

Je remerciai le colonel et fus, bien triste, raconter mon entrevue à mes deux compagnons. Nous tînmes conseil avec les patriotes et l'un d'eux s'offrit d'aller au devant de la colonne pour hâter son arrivée. Mais au même instant le colonel entra :

- Vous n'avez pas un instant à perdre pour partir, nous dit-il. Le maire vient de recevoir une estaffette qui demande si on n'a pas vu les insurgés du Var. Digne est sans dessus dessous, les ponts sont barricadés, les canons en batterie ; profitez de cette panique ; vous attendant pour vous combattre, on n'aura pas l'idée de vous barrer le chemin. D'ailleurs le maire a dit à l'estaffette qu'on n'avait rien vu.

- Mais, colonel, songez donc que vivant et libre ne peux pas abandonner mes camarades ?

- On les fera prévenir et vous vous rejoindrez à Barême. D'ailleurs ils devraient déja être ici et il est à présumer qu'ils se sont arrêtés à Estoublons.

- Mais il nous faudrait un guide ?

Plusieurs citoyens se levèrent et s'offrirent de nous conduire à Barême.

- Mais je n'ai que des chaussons de lisière pour traverser vos montagnes couvertes de neige ?

Le colonel sortit ses souliers. - Ils m'étaient trop petits.

- Je vais, dit-il, vous chercher de grands souliers de chasse qui vous iront ; mais il vaut mieux cependant que vous veniez chez moi vous assurer vous même de la réalité du danger qui vous menace. Le maire nous attend.

Je retournai chez le colonel ; le maire me répéta que notre arrivée avait mis tout en émoi à Digne et m'engagea aussi à ne pas perdre de temps pour partir. - Il y avait dans son maintien et dans son regard un empesage et une froideur qui contrastait singulièrement avec les manières franches et ouvertes du vieux militaire ; le maire était un homme qui n'avait jamais connu le malheur et qui aimait à faire sentir le mérite d'un service. Le colonel qui avait souffert faisait le bien tout naturellement sans se préoccuper de notre reconnaissance.

Je me hâtai d'aller retrouver mes compagnons. Nous tînmes encore conseil avec les patriotes de Mezel. Tous à l'unanimité furent d'avis que nous devions partir de suite. - Le citoyen qui devait nous servir de guide amena chez lui les deux frères Coulomb. Je fus les rejoindre et leur demandai encore s'ils prenaient sur eux la responsabilité de notre départ dans le cas où nos camarades pourraient supposer un instant que j'aie voulu les abandonner ? - Ils acceptèrent cette responsabilité. Le plus jeune des frères Coulomb qui n'était pas compromis comme l'ainé auprès d'une bourgeosie implacable et ne soupçonnant pas d'ailleurs des proscriptions qui paraissaient ne plus être de notre époque, voulut rester pour retourner à La Garde-Freinet consoler au moins son vieux père. Les adieux des deux frères[3] qui peut-être ne devaient plus se revoir furent d'autant plus déchirants qu'ils furent silencieux. Je brûlai quelques papiers ; - je déposai mon épée ; Coulomb laissa son fusil et, après nous être embrassés encore, nous prîmes le bâton de voyage pour nous acheminer vers la terre d'exil.

 


 

 
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